Fabien Marquet

L'impasse dans la poésie moderne

Extrait d’article

Le Coucher de Soleil romantique de Charles Baudelaire

Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,

Comme une explosion nous lançant son bonjour !

-Bienheureux celui-là qui peut avec amour

Saluer son coucher plus glorieux qu’un rêve !

Je me souviens !..J’ai vu tout, fleur, source, sillon,

Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite…

-Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,

Pour attraper au moins un oblique rayon !

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;

L’irrésistible Nuit établit son empire,

Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,

Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,

Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

Le poème est une célébration dans la mémoire de l’espace lumineux, de la présence matinale. Mais il tente aussi de rendre compte dans son actualité le moment de la rupture, entre le souvenir du jour qui s’éteint et l’avènement de la nuit la plus noire ; il s’inscrit dans un travail d’élucidation, au sens rigoureux, comme tension vers la lumière dès que la Nuit s’installe, comme lutte impuissante en faveur d’une mémoire dépositaire de ce qui est perdu : « Et je poursuis en vain le Dieu qui se retire ». Lutte impuissante, car avec le retrait du soleil, le poète pressent déjà que la Nuit qui ne peut qu’avancer est une nuit radicale qui emporte tout, jusqu’au souvenir, et le laisse dans une perplexité anxieuse où il n’est plus capable de nommer ce qu’il a perdu. Le soleil est devenu « le Dieu » pour attester la radicalité, la globalité et l’énigme de ce qu’il perd et qu’il s’agit alors de déterminer dans les mots.

Ce souci de la détermination se manifeste donc par le choix audacieux, la combinaison inattendue d’un nom propre –qui n’admet par définition aucune détermination particulière –et d’un déterminant. Cette surdétermination présente un paradoxe : car ce qui est perdu pour les sens, le « soleil », et plonge la conscience dans la nuit, fait apparaitre en surplus, au moment de sa disparition, une valeur nouvelle essentielle qui donne, quand et seulement quand il disparait, la mesure réelle de ce qui est perdu. Le soleil est devenu « le Dieu », disions-nous. La perte pour les sens est un gain pour la conscience intellectuelle parce que cette perte excède en fait la réalité sensible, la déborde et peut désormais faire sens dans le langage, dans le poème. Cet excédent serait un peu la partie invisible de l’objet sensible, l’envers de ce qui est perdu et qui n’attendrait que la disparition du soleil, sa face claire, pour se manifester à la conscience et lui donner la possibilité d’appréhender dans l’obscurité grandissante l’ampleur de ce qui est perdu : quelque chose de plus vaste que le jour, que ce « tout, fleur, source, sillon ». Mais il a fallu pour cela que la nuit s’avance car elle seule est capable dans sa lente, irrésistible et puissante expansion1 de donner la mesure de ce qui est perdu.

Cette surdétermination nous renvoie donc en dernier ressort à ce qui est réellement perdu pour le mettre en question et en faire une énigme. Cette énigme l’est d’abord pour le langage car la perte est si radicale que la conscience la subit dans un moment indéfini où les mots manquent, lui font défaut : nous reconnaissons là l’expérience de l’impasse. La mémoire est pour ainsi dire trouée, elle se perd, d’où le caractère impérial et expansif de la nuit qui s’établit dans un moment toujours actuel. La conscience de la perte est une conscience négative dans la nuit qui s’avance. Le poète pressent avec elle la perte de quelque chose qu’il n’est plus capable de nommer comme telle, dont le référent a perdu tout caractère d’évidence au sens rigoureux du mot et dont il éprouve la nécessité comme une idée fixe : « mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ». Il se met à chercher ses mots, il nomme le soleil « le Dieu » et invente sa première métaphore. Le langage, aussi métaphorique, la nomination aussi impropre et approximative soit-elle, est essentielle pour le poète car elle est garante de sa mémoire, elle lui sert de lanterne jusqu’à l’aube prochaine mais toujours improbable.

La crise de la mémoire dans les Tableaux parisiens

L’expérience nocturne de l’impasse qui prend sens dans la perspective d’une crise de la mémoire est au cœur des Tableaux parisiens. Comme on pouvait s’y attendre, la question du regard des différents personnages qui composent ces Tableaux y figure un point de référence constant. Grâce à lui, le poète se met en rapport, en empathie avec eux et, comme dans un jeu de miroir, il peut prendre la mesure de sa propre condition. Mais la question du regard évolue sensiblement d’un poème à l’autre (jusqu’aux Aveugles et au Squelette laboureur qui occupe le centre de la section) et dessine un trajet qui débouche sur une impasse, au terme duquel se donne à lire, dans la genèse d’une idée fixe, un « point de concentration du regard » dont l’objet fait figure d’énigme au plus noir de la nuit de la mémoire.

Dans le poème Le Cygne, le regard est encore transparent, parce que l’objet perdu qui occupe déjà l’espace de la mémoire est toujours présent sous les yeux : ainsi, dans son exil, le Cygne tend-il « son cou convulsif » « vers le ciel ironique et cruellement bleu » tout comme le poète a devant lui un Paris nouveau hanté par le souvenir.

Mais déjà la perte de l’objet engage inévitablement le sujet sur la pente de l’oubli, une béance s’ouvre dans la mémoire qui entraine à terme, après la perte du souvenir de l’objet, l’oubli même de la perte. Ainsi, Andromaque « auprès d’un tombeau vide (nous soulignons) en extase courbée », c’est déjà le signe que la mémoire se vide. Et si la négresse « amaigrie et phtisique/Piétinant dans la boue » s’obstine encore à chercher, « l’œil hagard, /Les cocotiers absents de la superbe Afrique », le brouillard s’interpose et en absorbe déjà le souvenir. Le poème s’achève alors explicitement sur l’évocation des « matelots oubliés dans l’île ».

Or, avec la perte de l’objet du souvenir, le regard se concentre, il aiguise « les frimas » (Les Sept Vieillards), il devient plus obscur, plus énigmatique. Comme dans le Coucher de Soleil romantique, où le poète erre dans sa déréliction, « le pied peureux » au bord des marécages, froissant « des crapauds imprévus et de froids limaçons », le vieillard s’empêtre dans la boue, le pied hagard et maladroit, « comme s’il écrasait des morts sous ses savates » ; son regard est semblable à celui de ces Petites Vieilles qui « ont des yeux perçants comme une vrille,/Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ». La première comparaison qui donne l’indication d’une tension du regard, d’une intention de voir, est aussitôt nuancée par l’évocation, dans la seconde, de la nuit et du mystère de cette eau dormante, qui autorise finalement la question: quel rêve les remplit, ces yeux au regard concentré, que peuvent-ils bien voir ? Et c’est de manière explicite que la question sera posée dans Les Aveugles : « que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ? ».

Or, cette question inédite que pose le poète prend sens dans une relation d’identité :

Ils traversent ainsi le noir illimité,

Ce frère du silence éternel. O cité !

Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Eprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,

Vois, je me traine aussi ! mais plus qu’eux hébété,

Je dis : Que cherchent-ils au ciel, tous ces aveugles ? 

L’incapacité d’élucider l’objet de ce regard qui a sombré dans l’oubli2 est le signe que le poète est entré dans la communauté des aveugles. Mais poussé chez lui jusqu’à l’hébétude parce que la question l’obnubile jusqu’à l’usure (vois ! je me traine aussi), cet aveuglement devient superlatif, et, partant, le motif d’une séparation radicale au sein même de la communauté. Cette rupture qui confine l’individu dans les limites les plus étroites de la réflexivité, qui cherche au-dedans sans savoir quoi pour tenter de comprendre l’autre par un travail de mémoire et s’ouvrir ainsi à l’infini, coïncide donc avec l’oubli le plus radical qui est celui d’une communauté d’origine (le ciel), un lieu d’origine où convergent les regards mais qu’ils ne sont plus capables de voir.

A ce point d’aveuglement où la rupture s’est radicalisée, la béance de la mémoire atteint une proportion telle que le Néant absorbe toute la pensée dans un présent funèbre qui s’éternise. C’est l’impasse. Tel est le sens du Squelette laboureur  qui réitère la question des Aveugles sous une autre forme en évoquant les insuffisances d’une mémoire laborieuse:

De ce terrain que vous fouillez […]

Dites, quelle moisson étrange,

Forçats arrachés au charnier,

Tirez-vous, et de quel fermier

Avez-vous à remplir la grange ? 

La question aurait pu être : « Que creusent-ils, tous ces aveugles ? ». Du reste, ces forçats, le savent-ils eux-mêmes, qui creusent « sempiternellement » jusqu’à l’obnubilation, oublieux des maitres qu’ils servent, comme si tout le présent était occupé par la question qu’ils creusent. Car le Squelette laboureur n’est qu’une projection de l’esprit qui ressasse la question dans l’oubli de l’objet de la perte pour en faire son idée fixe, la creuse sans repos dans une nuit qui s’est faite entière.

Sans doute y-a-t-il un lien entre un sens de la totalité issu de la nuit la plus noire où se concentre la pensée, recentrée sur la question de l’objet de la perte, et la fondation d’un nouveau langage dont l’oubli est devenu la préoccupation essentielle, laborieuse, le point de départ d’un travail d’anamnèse dans les mots qui soit un travail d’ensemble, en tout sens, à la fois aléatoire, aveugle et rigoureusement synthétique dans son objectif. Il faudrait alors avoir tout oublié pour que s’engage un travail durable et totalisant de mémoire dans un langage polysémique, c’est-à-dire dans un poïein qui donne toutes ses chances au langage.

Le langage et le monde : entre centre et périphérie

A ce point de l’amnésie, le poète se retrouve donc face au langage. Il n’a, à vrai dire, que lui. Le langage lui est devenu essentiel. Mais le risque pour lui est qu’il s’enferme dans les mots et s’y perde : « de nouveau je m’égare en eux3 » écrit Jaccottet. En creusant les mots, la parole « tournant/ sans fin sur elle-même, de plus en plus vide4 », est suspectée de n’être plus qu’un leurre. Ce que le poète cherche donc à éviter est une situation de clôture, de repli par la tendance fallacieuse du langage à l’exclusivité et à l’exhibition. Car en creusant les mots qu’il a devant lui, le risque est que ceux-ci fassent « écran5 » et occultent, au point de lui le faire oublier, ce qui est « ailleurs, plus loin qu’ [eux] ou simplement à côté et qui demeure ce qu’[ils ont] longtemps cherché6 ». Nous sommes donc en présence d’un paradoxe. L’Idée fixe, ce que les mots ont longtemps cherché, a aboli les perspectives du langage, ce sur quoi il est ouvert. La pensée, refermée sur cette Idée, se retrouve dans l’impasse. Les mots ressassés et creusés s’exhibent pour occuper toute la conscience, nous montrent leur face claire au détriment de leur « envers7 », « ce qu’ils n’atteignent pas, qui leur échappe, dont ils ne sont pas maitres8 ». Pour dépasser cette situation, il ne s’agirait que de retourner les mots pour les rendre à leur perspective, leur horizon, ce qui demeure ailleurs, plus loin ou simplement à côté.

Un tel travail obnubilé sur les mots entraine inévitablement une forme d’usure (« et déjà le jour baisse, le jour de mes yeux …9 ») de sorte que cette zone périphérique sur laquelle les mots sont ouverts, appréhendée à partir du langage demeurerait une zone d’ombre pour la conscience. Le talent du poète consisterait alors à appréhender cette zone à partir du langage sur lequel la pensée se serait recentrée. Or, cette périphérie que, par un surcroit d’attention sur les mots, elle risque à chaque instant d’oublier pour sombrer dans l’obscurité, et vers laquelle elle doit s’efforcer de revenir, car elle est gage pour elle d’ouverture, n’est pas sans rapport avec la mémoire, du moment que c’est ce vers quoi elle re-vient. Ainsi, l’ouverture possible sur le monde à partir du langage s’accomplirait conjointement à un travail d’anamnèse dans les mots qui, tout en préservant le poète de l’impasse, serait à l’origine de la création du poème.

C’est sans doute la raison pour laquelle le poète est toujours vigilent aux conditions d’émergence, hic et nunc, du poème : ses mots sont ouverts sur le monde actuel, « le reste inconnu10 ». Cette orientation est la « clé dorée11 » du poème de Jaccottet. La vigilance lui ouvre la voie, lui permet de circuler dans le langage (et de concevoir ainsi le poème) sans s’y fixer, elle garantit la respiration de celui qui vit son rapport au monde sur le mode du langage. Mais parce que le poète est essentiellement du côté du langage, celui-ci biaise son rapport au monde qu’il relègue à la périphérie, plus loin ou sur le côté, et qui, dans l’usure de ses sens par un travail obstiné, est perçu dans une entrevision.

Mais ce défaut de clarté et d’acuité dans la perception tient corrélativement à une autre raison. C’est que la priorité du langage et le travail sur les mots déterminent une certaine disposition du poète, l’absorption, où la perception du monde environnant est toujours secondaire, minimisée. De là, nous pouvons déduire que :

  • par cette propension au repli, le rapport au monde est un rapport oblique, plus incertain. La perception des formes, soumises aux variations, est laissée aux aléas de la sensibilité du sujet. Il n’est donc pas étonnant que ce rapport au monde à partir du langage, cet espace périphérique de mouvance et d’anamorphose ait intéressé les poètes.

  • ce rapport au monde à partir du langage est un rapport actif. L’absorption est alors un mouvement d’intériorisation de l’espace, des événements périphériques tournés vers le langage. Cette orientation détermine le degré d’éloquence de l’événement : ce qui arrive doit faire sens pour le poème, pour l’être disposé à articuler ces événements survenus dans son espace avec son langage, disposé à les faire coïncider pour accéder à plus de conscience et de lucidité, pour accéder à la présence concomitante à soi et au monde12.

  • parmi ces phénomènes de la sensibilité tournés vers les mots, il en est dont le sens est mis en question, sur lesquels butte la pensée, sur lesquels elle revient pour les placer au centre de sa préoccupation, qui font figures d’énigme pour le langage, qui ne trouvent pas leurs mots, qui gênent la libre circulation du sujet dans l’espace d’intériorisation qui est devenu espace de sens et de langage.

  • une telle vision bipolaire de l’espace (partagé entre un centre et une périphérie) impliquerait enfin deux rapports possibles inverses au langage et au réel : un rapport oblique avec ce réel, latéral du moment que le poète se situe dans l’espace à partir du langage qui en occupe le centre, et un rapport frontal, aporétique, un vis-à-vis où le langage cette fois-ci manque, fait défaut mais reste néanmoins un horizon, où le poète éprouve sa limite devant la chose à dire.

Le poème Les Sept Vieillards vérifie tous ces points. Il met en concurrence à deux moments ces deux rapports possibles inverses, l’un où surgit frontalement, s’exhibe le réel représenté par l’apparition mystérieuse de sept vieillards identiques dont le sens excède le langage et qui fait figure d’impasse, l’autre plus adéquat à partir du langage et qui renverrait au décor de cette apparition, dont la perception périphérique, soumise aux aléas de la sensibilité, trouve sa nécessité formelle dans son rapport à l’œuvre naissante, déterminant ainsi la possibilité d’une libre circulation du poète dans son espace qui est toujours un espace de langage.

Les Sept Vieillards

La première partie du poème est un coup de projecteur sur le passage du poète dans un espace essentiellement en mouvement, où, tout en étant absorbé en lui-même, il assiste à la métamorphose du paysage urbain :

Un matin, cependant que dans la triste rue

Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,

Simulaient les deux quais d’une rivière accrue,

Et que, décor semblable à l’âme de l’acteur,

Un brouillard sale et jaune inondait tout l’espace,

Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros

Et discutant avec mon âme déjà lasse,

Le faubourg secoué par les lourds tombereaux […]

Nous insistons sur le fait que ce rapport avec cet espace environnant, périphérique est un rapport d’intériorité. La possibilité même du passage montre combien le passant a intériorisé ce décor, combien ce décor fait sens pour lui, combien cette intériorisation s’effectue au bénéfice de l’œuvre qui est au centre de cet espace.

Si, en effet, le poète roidit « ses nerfs comme un héros », c’est qu’il répond, certes, négativement à son environnement dans sa réalité la plus prosaïque, ce « brouillard sale et jaune » où l’on a pu voir la pollution des fumées de charbon, mais c’est surtout qu’il répond positivement en tant qu’acteur à ce que ce brouillard devient à ses yeux par le truchement de son imagination. Et le passant passe d’autant mieux dans ce décor que celui-ci entre, « semblable à l’âme de l’acteur », en résonance avec lui. Ce passage valide, en quelque sorte, le degré de réalité pour l’acteur et d’adhésion qui lui est concédé et qui sera refusé, du moins mis en question, à l’apparition abrupte de sept vieillards devant laquelle le poète, devenu spectateur dubitatif, s’est arrêté.

Mais ce passage dans, cette validation tiennent surtout à une raison plus essentielle pour le poète parce que ce décor, dans son devenir, est en rapport avec le langage : dans leur expansion métamorphique, la simulation par les maisons des deux quais et celle du brouillard en rivière accrue débouchent sur la métaphore.

La réalité, en effet, est un défi lancé à l’imagination du poète pour laquelle elle est à la fois un obstacle et un formidable tremplin. Car cette matière rétive, prosaïque qui doit aboutir dans l’œuvre, qui mobilise toute la force héroïque de son imagination, lui offre dans sa résistance même, dans un retournement typique, le motif essentiel de cette imagination : aux yeux du poète entièrement absorbé par cette réalité dont la résistance l’éprouve, le brouillard sale et jaune a fait valoir son épaisseur, il s’est métamorphosé en rivière accrue : « en éprouvant dans le travail de [cette] matière cette curieuse condensation des images et des forces, nous vivons la synthèse de l’imagination et de la volonté13 ». Ainsi les phénomènes de la sensibilité trouvent-t-ils métaphoriquement leur signification par rapport aux forces poïétiques mises en œuvre. Leur degré d’éloquence est la coïncidence parfaite entre un phénomène matériel rudimentaire (le brouillard) et le travail sur les mots vers lequel il est tourné pour recevoir, dans une métaphore, un sens inattendu et nouveau.

Moment exemplaire d’une épreuve qualifiante, cette appropriation de l’espace du sujet absorbé lui fournit la possibilité de passer, d’y passer, c’est-à-dire de se mettre en rapport avec lui. Elle lui permet en outre d’aller plus loin, la vision d’un esprit recentré sur lui-même en plein travail, s’exerçant « à sa fantasque escrime14 », s’est suffisamment élargie pour voir s’ouvrir, à la périphérie, au gré de ces métamorphoses, de nouveaux chemins. Cette ouverture est donc un geste d’appropriation qui prend sens dans son rapport à l’écriture, c’est le geste par lequel il se donne la possibilité d’entrer dans un espace en se l’appropriant, un espace transitaire dans lequel il passe, mais aussi à travers lequel affluent les éléments, les accidents les plus impondérables pour aboutir dans l’œuvre à venir où ils trouveront sens, où ils trouveront une plus grande épaisseur déterminante pour leur Forme. Or, ces phénomènes périphériques, dans leur devenir formel, se mettent aussi en rapport avec la mémoire du langage. Car le travail héroïque sur la matière réveille de vieilles réminiscences mythiques : la figure du poète exilé, aux prises avec cette réalité terrestre ingrate, n’évoque-t-elle pas celles, en amont des Tableaux parisiens, du Cygne projeté en pleine réalité urbaine, et d’une manière plus lointaine d’une Andromaque contrainte ? «  Le Simoïs menteur qui, par [ses] pleurs, grandit » ne nous rappelle-t-il pas, quant à lui, la métamorphose illusoire mais éprouvante pour le poète du brouillard en rivière accrue ?

C’est donc dans cet espace d’absorption que le poète-passant, à partir de ses propres moyens, de l’intérieur, peut faire passer dans l’œuvre, dans un geste virtuose, dans une dynamique de retournement, ce qui est destiné à devenir sa matière. C’est le lieu où s’élabore la métaphore, qui valide, rend possible le passage, et du phénomène dans l’œuvre, et du poète dans son espace. C’est dire à quel point la métaphore, et d’une manière plus globale les ressources du langage tiennent en éveil la sensibilité du poète, du moment qu’elles mettent en valeur les caractéristiques essentielles du réel, son épaisseur concrète. Elles évitent ainsi, comme clé, comme geste d’ouverture15, l’impasse caractérisée par un rétrécissement du champ de l’expérience en recentrant le regard sur un point exclusif vers lequel la pensée revient sans cesse parce qu’elle ne peut en rendre compte, devant lequel elle ne peut que s’arrêter pour rebrousser chemin : c’est l’expérience des Sept vieillards.

Le sujet passe donc dans un décor qui, loin de le soustraire à lui-même, ne fait au contraire que renforcer son intimité et l’exaspère jusqu’à la lassitude. Et c’est à partir de cette disposition toute intérieure que nous pouvons comprendre l’éclairage jeté sur l’apparition abrupte de sept vieillards identiques, dont la répétition mécanique, la géométrie (« son échine/faisant avec sa jambe un parfait angle droit ») sont autant de facteurs qui font de cet événement une pierre d’achoppement. Il projette le poète hors de lui-même dans un espace sans repère, déroutant de rationalité. Cette rationalité est le corollaire d’une expérience frontale, elle est le comble de l’extériorité. Répétitif, l’événement majeur dont il est question n’est pas soumis aux aléas de la sensibilité du sujet. Il ne subit aucune métamorphose. Il reste identique à lui-même. Mais cette rationalité n’est pas à la faveur d’une clarté, d’une transparence de l’événement. La répétition provoque au contraire la suspicion : « A quel complot infâme étais-je donc en bute ? ». En se répétant indéfiniment, toujours semblable, l’événement finit par susciter l’interrogation : le réel tient alors lieu d’énigme ; comme toute idée fixe, il est scruté au sens étymologique du mot, fouillé, creusé jusqu’à l’usure dans l’obnubilation d’un sens qui fait défaut. Il y a là un paradoxe remarquable : car le vis-à-vis, la frontalité du rapport avec le réel, son immédiateté, ne sont pas garants d’une compréhension : le réel au contraire échappe d’autant mieux qu’il s’exhibe. Il faut figure d’impasse pour le langage.

Ainsi, l’héroïsme qui garantissait d’abord une liberté de mouvement en transfigurant l’espace en décor imaginaire et signifiant pour la mémoire, s’est dégradé en comédie grinçante, celle d’un vieillard épuisé qui s’empêtre dans la boue et dont le regard concentré sur un point inconnu qui se perd dans la brume aiguise les frimas (la projection du poète ?). Tandis qu’au début les maisons simulaient « les deux quais d’une rivière accrue », ses « prunelles jaunes » ne font, quant à elles, qu’imiter « la couleur de ce ciel pluvieux » : préfiguration ironique de la duplication d’un être qui se contente de (se) reproduire, elles ne font que marquer leur identité par contiguïté. Cette duplication est le mode d’insistance de l’identité, de l’affirmation du réel. Il n’est donc pas surprenant que si, dans la première partie, les comparaisons participent de la sublimation du réel, dans la seconde, elles en accusent, en font ressortir les traits (« sa barbe roide comme une épée »): elles ont une fonction hyperbolique. Ainsi, plus le réel s’affirme de vieillard en vieillard, plus il fait sensation. Mais plus il fait sensation, plus il devient suspect.

Devant cette répétition, la mémoire ne peut être sollicitée, car, à mesure que l’expérience se fixe dans la répétition, elle se vide de tout contenu. Elle aurait pu se fixer dans la mémoire si l’apparition avait été une exception symboliquement déterminée par le chiffre (7) qui eût pu la faire retentir sur l’espace de la modernité et l’inscrire dans une continuité aux yeux du passant, mais le poète sait que ce chiffre s’ouvrera sur une 8e apparition (un etc.) qui est perdue pour la mémoire en vidant la série de toute signification.

Cette 8e possibilité est le comble de la modernité, elle fait basculer le sujet sur son versant le plus redoutable, sur un espace sans mémoire, elle le relègue aux confins de la modernité comme une mer sans rivage (ou pour reprendre les mots de Baudelaire, « une mer monstrueuse et sans bord »), dans les limbes d’une (quelconque) dernière modernité, où le phénomène se répète indéfiniment pour mieux s’exhiber, voir grossir et faire miroiter son énigme, jusqu’à l’usure, jusqu’à l’épuisement des force vitales du sujet.

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Dans le cas des Sept Vieillards, c’est le réel qui fait figure d’impasse. Nous avons signalé que la répétition n’est que le mode d’insistance du réel, mais paradoxalement, plus le réel s’affirme, plus il se vide de toute signification au point de faire naitre la suspicion : il a perdu ce qui, dans l’intuition, est garant de son unicité, et partant de sa réalité. Là où la métaphore avait eu, au contraire, le pouvoir de mettre en valeur sa qualité essentielle, son épaisseur. Ce rapport immédiat et frontal où l’être répétitif s’exhibe pour faire sensation serait une forme de perversion qui entrainerait l’usure de la sensibilité, véritable écueil de la modernité. On avait déjà constaté un phénomène semblable chez Jaccottet où le sujet scriptural s’enfermait dans une parole récurrente, tournant sur elle-même, de plus en plus vide, pour voir le jour baisser. Dans l’un et l’autre cas, les perspectives du discours sont abolies, le poète se retrouve dans l’impasse, soit parce que son point d’ancrage dans le présent et sa relation à l’espace environnant, périphérique viennent à manquer quand il se laisse prendre au leurre des mots, soit parce que le langage lui-même trouve sa limite devant un réel qui s’exhibe pour faire miroiter son énigme. Dans ces deux cas extrêmes, l’intuition du réel se trouve affectée par la répétition, le sujet fait l’épreuve de l’obscurité, quelque chose est perdue. Ce qui signifie que le retour à ce qui est perdu, que l’on pourrait nommer avec Y. Bonnefoy la présence par quoi la qualité du réel est retrouvée, ne saurait être un retour au même, mais suppose une véritable ouverture qui engage, active la mémoire pour nous la rendre disponible, une ouverture qui dépendrait d’un fonctionnement adéquat du langage : ce retour se ferait précisément par le biais d’un langage métaphorique capable de donner à ce réel une signification nouvelle qui le dépasse, pour sortir de l’impasse. La modernité serait ainsi marquée par une crise de la sensibilité dont l’usure impliquerait la nécessité d’un travail inventif à partir du langage qui soit en mesure de renouveler de manière essentielle notre rapport au monde, qui soit en mesure d’enrichir notre sensibilité menacée.

1 A la différence du soleil matinal spontané qui, « comme une explosion, nous [lance] son bonjour ».

2 On pourrait se demander si les Aveugles ne sont pas les mêmes qui, divertis, « chantent, rient et beuglent » : l’identification est court-circuitée par la personnification où c’est la ville qui prend en charge le divertissement. Cette hypothèse serait confirmée par le poème Danse macabre où l’humanité oublieuse, obnubilée par le plaisir qui la rend aveugle, se livrerait au divertissement « sans voir/Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange/Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon noir ». Cette béance renverrait alors symboliquement à celle de la mémoire.

3 A La lumière d’hiver, Poésie Gallimard 1994, p 82

4 Idem, p 81.

5 Idem, p 82.

6 Idem, p 82.

7 Idem, p 82.

8 Idem, p 82.

9 Idem, p 82.

10 Idem, p 82.

11 Idem, p 82.

12 Sans doute fallait-il à Baudelaire un certain héroïsme pour étendre cet espace d’absorption à l’échelle de la ville qui devint, par la flânerie, le terrain de son investigation poétique. Walter Benjamin rappelle dans son ouvrage que « dans les premières années de sa vie d’écrivain, quand il habitait l’hôtel Pimodan, ses amis purent admirer la discrétion avec laquelle il avait banni toutes les traces de travail –à commencer par le bureau. Il était à cette époque, symboliquement parlant, parti à la conquête de la rue » (Charles Baudelaire, Editions Payot, 1979, p 103). L’hypothèse d’une réduction de l’espace urbain à l’échelle du sujet investi dans un poïein peut paraitre empiriquement saugrenue. Mais il faut rappeler que l’apparition de l’éclairage au gaz des rues en plein XIXe siècle a pu favoriser la sensation d’un « intérieur où se concentre la fantasmagorie du flâneur  ». Idem, p 76.

Aussi n’est-il pas rare de voir Baudelaire réduire la dimension du ciel urbain à l’échelle d’un décor de théâtre, avec « ses balcons » (Recueillement), son « plafond » (Danse macabre). Dans Le Crépuscule du soir, « le ciel/Se referme comme une grande alcôve ».

13 G. Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, p 24.

14 Le Soleil, Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, La Pléiade.

15 Cette ouverture est sans doute la raison la plus immédiate qui nous permet de comprendre pourquoi Baudelaire a ouvert Les Tableaux parisiens par un poème intitulé Paysage. L’un des sens les plus anciens de ce mot (XVIe siècle) est « l’ensemble du pays », et surtout « étendue que l’œil peut embrasser ». En appliquant, à la réalité urbaine, un mot ordinairement appliqué à la nature, ce mot se voit prendre une extension plus large, il retrouve son acceptation plus ancienne d’ouverture maximale du champ visuel. Cette ouverture est la condition de l’œuvre à venir sous forme de tableau. Le poète y tient précisément la place que le paysagiste occupe devant la nature pour « traduire [à travers elle] un sentiment par un assemblage de matière végétale ou minérale » et « pour en extraire la comparaison, la métaphore et l’allégorie » (OC, p 1076) : tout pour lui, dans Paris, « devient allégorie » (Le Cygne). Sans doute pour cette raison, aux yeux de Baudelaire, le terme paysage est-il historiquement plus pertinent pour qualifier l’espace urbain plutôt que la nature du moment que ces contemporains n’ont su éviter l’écueil du « culte niais de la nature, non épuré, non expliqué par l’imagination » et qui ne porte pas l’empreinte de la modernité.

L'Impasse dans la poésie moderne par Fabien Marquet, Cahiers de l'Université de Perpignan, N°41 - 2012

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